jeudi 22 avril 2010

Pauvre Belgique, pauvres Bruxellois

Un mois que je me trouve en Belgique et, alors que je suis sur le départ, éclate une nouvelle crise institutionnelle. Pour simplifier, ce qui fait tomber - encore une fois - le gouvernement, c'est l'impossibilité de trouver un accord sur la scission d'un arrondissement électoral, celui de Bruxelles-Hal-Vilvorde. Les Flamands souhaitent que cet arrondissement (qu'on peut pour simplifier qualifier de "bilingue") soit scindé entre Flamands et francophones afin d'en récupérer une partie ; or, cette zone une fois rattachée au territoire flamand permettrait d'encercler littéralement Bruxelles à l'intérieur de la Flandre. A l'horizon, on imagine une déclaration d'indépendance des Flamands qui tiendraient en otage Bruxelles, ville majoritairement francophone, également siège de l'UE et de l'OTAN, et que le Sud du pays, francophone, ne tient donc aucunement à lâcher. Le dossier "BHV" (Bruxelles-Hal-Vilvorde) empoisonne la vie du pays depuis plusieurs années et a déjà fait capoter plusieurs gouvernements. Ces crises à répétition pèsent sur la gestion des affaires sociales et économiques du pays. Sans parler de la future présidence belge de l'Union européenne (en juillet), qui risque d'être gérée par un gouvernement en "affaires courantes", dans l'attente de nouvelles élections... Quelle image de notre pays, quel gâchis pour un Etat qui, par sa taille et ses compétences diplomatiques, a toujours réussi à insuffler ou favoriser discrètement des avancées au niveau international!

Et puis je reste interdite, en tant que Bruxelloise, sur l'évolution de la Belgique. Les vrais orphelins du pays, ce sont ceux qui sont nés dans les dix-sept communes de la capitale. Ceux pour qui le bilinguisme est malgré tout une certaine culture. Ceux pour qui Bruxelles est le coeur d'une Belgique mixte. Mais nous sommes peu nombreux... Par la passé, j'avais toujours cru que seuls les politiques prenaient avantage de ces crises chroniques pour maintenir leurs carrières, au détriment le plus évident de la bonne entente dans le pays. Aujourd'hui, je ne sais plus. Il me semble que la lassitude pacifiste n'ait survécu qu'à Bruxelles, laissant place au Nord comme au Sud à des positions plus cassantes, empreintes d'indifférence, de fierté ou d'agressivité. Je ne peux que dire l'infinie tristesse que je ressens, en tant que Bruxelloise, à voir la réalité qui fondait mon identité se déliter. Que deviendra ma ville? Nous sentons le sol se dérober sous nos pieds.

La "bruxellité" existe-t-elle, d'ailleurs, encore? Ou n'était-elle qu'un sous-produit de la Belgique destiné à être englouti dans son naufrage? Depuis que je suis ici, dans les rues, je n'entends pas beaucoup de français ni de flamand, mais de l'anglais, du polonais, du russe, du portugais, de l'espagnol, de l'italien. Bruxelles, non-lieu? Lieu en devenir? A tous les coins de rue, des travaux de la voie publique renvoient étrangement à ce chantier institutionnel et identitaire qui nous caractérise.

Et pourtant, être né, avoir grandi, avoir étudié à Bruxelles, cela avait, cela a eu un sens particulier. Mais les temps semblent changer ; le temps "où Bruxelles bruxellait" était peut-être seulement celui du "Grand Jacques", de la "Belgique de Papa" ; et je découvre à retardement combien mon éducation avait des racines dans la fin du siècle d'avant guerre, celui de l'hégémonie francophone où sont nés mes grands-parents - des Flamands déménageant à Bruxelles (et se francisant ainsi) du côté de ma mère, des Wallons du côté de mon père. L'histoire, la politique, se vit à l'échelle la plus individuelle, et mon histoire personnelle reflète profondément notre histoire institutionnelle. Je suis un pur produit de cet Etat bizarre, et mon départ il y a bientôt dix ans de Belgique semble, rétrospectivement, refléter avec ironie le moment où s'est renforcé l'inconfort national qui prend aujourd'hui toujours plus d'ampleur. Car au fond, être là-bas, ou être ailleurs, cela ne changeait, cela ne change pas grand-chose aux doutes qui assombrissent notre fragile sentiment d'identité.

Je voudrais arrêter ce gâchis, et qu'on puisse dompter les peurs réciproques ; qu'il en soit encore temps. A l'heure de l'"Union européenne" (qu'on pense à ce terme!), quel sens a cette énergie consacrée à une déchirure qui fait suite, si longtemps après, au Congrès de Vienne?! Ne pourrait-on sauter l'épreuve de la révolution romantique? Les francophones n'ont-ils pas les moyens de réparer symboliquement le mépris dans lequel ont été tenues - certes - la langue et la culture flamande, durant les premiers temps de ce pays né en 1830? Faudra-t-il en passer par une scission, peut-être par des affrontements physiques? Car je n'imagine pas que le pays puisse éclater institutionnellement sans que les citoyens ne réagissent - au moins les Bruxellois. Je n'imagine pas, moi-même, laisser cela arriver sans investir la rue ; je ne laisserai pas Bruxelles aux mains du premier venu.

Est-ce pour commettre cet infâme gâchis que nous élisons nos dirigeants? Est-ce vraiment "ce que veut le peuple"? L'impasse où nous prenons plaisir à nous embourber doit avoir l'air bien étrange vue du dehors ; du dedans pourtant, tout est clair, et les charges symboliques en jeu sont explosives. L'espoir fait vivre ; l'espoir, c'est que l'on trouve le moyen de guérir la blessure flamande, qui s'est aujourd'hui transformée en extrémisme. Mais, comme on dit en bruxellois : "Ja, en dà geluufd a?!"*

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*"Et tu vas croire ça?"

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