lundi 5 janvier 2004

"Les derniers jours de la classe ouvrière, d'Aurélie Filippetti

« Un premier roman qui sur le sujet fera date » (Lire). Avec Les derniers jours de la classe ouvrière, Aurélie Filippetti s’attire articles élogieux, invitations à la télévision, à la radio. La presse hésite rarement à relever son parcours quasi-épique : enfance en Lorraine, entre Ritals et mineurs, puis Normale Sup, enfin la militance verte... Très remarquée, son évocation chaleureuse (nostalgique ?) des cultures intriquées où l’enfance eut lieu – cultures minière, communiste, italienne de l’exil, et surtout, fière et solidaire – n’éteint pas les mots qui disent l’héroïsme quotidien du travail, la mythologie de la mine, la guerre. Mais ce roman, c’est avant tout le digne récit d’un combat perdu contre la récession économique qui liquida la Lorraine. C’est aussi un roman des illusions politiques perdues, communistes, mitterrandistes.

Le monde ouvrier, « transformé en lieu de mémoire », semble ainsi « revêtir un enjeu esthétique » (Librairie Sauramps, Montpellier). Si la critique souligne unanimement le « devoir de mémoire » accompli envers un « monde perdu », si mort et maladie partout rôdent (silicose, accidents de voiture ou du fond, camps de la mort, fermeture des usines, mort du PCF), le roman est aussi, simplement, un hommage. Façon de rendre justice aux oubliés, où l’espoir surnage en outre, donne du sens à un combat. Cela avec un ton sobre, une absence de déploration qui donne au roman sa puissance : « en refusant de chercher l’émotion, elle la trouve. » (Le Figaro Etudiant)

Un écrit au nom de, mais un règlement de comptes personnel aussi : avec un vieux sentiment de trahison – avoir quitté la Lorraine pour l’ENS, la mine pour la philosophie – ; avec la mort d’un père, il y a peu. Mais sans cette figure emblématique, comment Filippetti porterait-elle l’histoire collective ?

La forme enfin : éclatée, maîtrisée, charpentée, vigoureuse. Brèves scènes et documents réalistes s’entrecoupent et miment les destins brisés de la mine. « [U]n puissant roman de feu, de colère et de larmes ». (Lire)

L’accueil chaleureux des Derniers jours de la classe ouvrière par la critique semble hésiter. Roman social, hommage au père, rapprochement d’avec les siens ? La cohérence entre les composantes du livre, pourtant forte, n’est souvent qu’effleurée. Tentons de l’éclairer.

Une partie importante du roman dit la culture ouvrière, communiste, italienne d’Aurélie Filippetti ; cette fière évocation d’enfance dont Denis Robert (Le Bateau Livre) perçoit la part de nostalgie. Et pourtant. « Putain de glorieuse mission suicide que ses parents lui avaient de toute éternité confiée : réussir, faire des études », écrit-elle. Normale Sup : de quoi poser une distance avec la Lorraine natale. De trois chapitres seulement (Ecole nationale d’administration, Au Luxembourg, La curée), sourd l’amertume d’avoir « trahi par loyauté à la cause ». « Irrémédiablement passée de l’autre côté », par le chas de cette aiguille ordinairement réservé aux héritiers, Aurélie Filippetti cherche, pensons-nous, à défaire la trahison, à recouvrer, sans l’annuler, la distance qui la sépare désormais de ce monde trois fois perdu, économiquement certes, mais personnellement aussi : perdu comme le père mort, perdu dans l’étrangeté irrémédiable. En décembre dernier, elle décrit pour les Inrockuptibles les réactions des lecteurs du Pays Haut ; elle semble soulagée ; « Le livre n’est plus à moi, mais moi, je suis de nouveau des leurs ». Pour se faire re-connaître des siens, elle a fait des pages qui leur permettent, à eux, classe oubliée, disparue du discours politique, d’être reconnus. En s’incluant d’ailleurs dans cet « eux » : « toute la vie ce regret de ne plus voir les vôtres avec vos yeux d’avant. Il faut pleurer pour ceux qui un jour sont partis. »

Mais comment dire cet « eux », cet « eux et moi », ce « nous » enfin ? C’est sans doute parce qu’Aurélie Filippetti raconte sa famille, et son père en particulier, qu’elle peut dire tout le reste. Figure discrète pourtant centrale, Angelo unifie un récit en apparence fragmentaire ; c’est l’invisibilité de ce point focal qui fait la réussite du roman. Pour le philosophe Axel Honneth (La lutte pour la reconnaissance), « entre les objectifs impersonnels d’un mouvement social et les offenses privées subies par les individus qui le composent, il doit exister une passerelle sémantique au moins assez solide pour permettre le développement d’une identité collective. » C’est bien un tel tissu de sens qu’Aurélie Filippetti crée pour les mineurs oubliés de Lorraine, et partant, pour les six millions d’ouvriers français délaissés par le discours politique actuel. Le livre écrit, en tant qu’objet, représente une arme de combat social, à l’heure où, pour Filippetti, « tout est fait pour empêcher le sentiment d’appartenance collective » (Le Monde Télévision). On y trouve le deuil d’un père, l’amour d’une famille, la douleur de l’éloignement, toutes choses personnelles, mais transcendées par la rage à partager. A la saga d’une famille, Filippetti a préféré le roman d’une classe, donnant des mots à ceux qui n’en avaient pas, devenant cette journaliste que le roman supplie de dire autre chose que la lepénisation du Pays Haut (voir les chapitres La Manif et Libération). Et plus que de roman de mémoire – même si c’est cela aussi – nous parlerions d’un roman entre deux époques : « j’ai fait un travail de mémoire indispensable, selon moi, pour construire l’avenir » (Le Monde Télévision).

C’est donc par un chemin textuel qu’Aurélie Filippetti revient à son passé, assumant l’entre-deux où l’a jetée sa mobilité sociale, dépassant l’événement problématique de sa vie. Pas si étonnant puisque, selon Gyorgy Lukacs (Epopée et roman), le roman est la forme littéraire du monde désenchanté et problématique où la société et l’individu entrent en contradiction d’idéal... Cela dit, sa position d’entre-deux permet à Filippetti d’éviter l’écueil relevé chez Zola par Henri Mitterand. Germinal, qui présente l’opposition de classes comme un fait de nature, non de culture, trahit l’origine sociale de son auteur, finalement loin d’une défense et illustration de la classe ouvrière. Filippetti a bien réfléchi à ce problème de la culture bourgeoise : il l’a conduite à récuser, pour la forme, saga familiale et roman bourgeois ; elle dit avoir essayé de rendre ses personnages plus épiques pour mettre l’espoir au premier plan (Le Bateau Livre). La critique ne s’y est pas trompée : « On pourrait penser au Zola de Germinal, mais c’est plutôt du côté du Roger Vailland de Trois cent vingt-cinq mille francs que se situe la filiation littéraire d’Aurélie Filippetti. » (Lire)

Puisque le combat collectif domine, dans le choix « éthique ou esthétique », Filippetti ne pouvait que choisir l’éthique. Ses personnages de premier plan sont des engagés, syndicalistes, féministes, résistants, journalistes ; ses désillusions et ses colères sont avant tout politiques et sociales. L’écriture, très contenue, sert merveilleusement cette émotion éthique, et une certaine nostalgie de l’enfance. Il est dommage, comme le notait Perec, qu’on demande rarement des comptes à l’écrivain engagé sur son écriture, car faire le choix de l’éthique ne donne pas nécessairement l’assurance d’une bonne littérature...

Le texte pouvait-il prendre la direction de toutes les fictions ? Ce n’était pas interdit mais, pour Aurélie Filippetti, « il n’y a pas de coupure entre littérature et réalité » (Les Inrockuptibles). Elle l’avoue : rien n’est inventé, elle a tout vécu, ou entendu raconter (L’Est Républicain). Les circulaires du PCF et autres articles du code du travail qui émaillent le récit chargent encore l’effet de réel. Et pourtant, selon Perec, le réel n’est pas d’un très grand secours pour écrire ; une relation doit s’établir entre lui et l’écriture. Filippetti a trouvé la bonne distance : seule l’absence de « je » différencie le texte de l’autobiographie, mais c’est bien un roman réaliste, et renouvelant le genre, puisqu’on est loin de Zola. On s’éloigne pour une fois de cette abondante littérature autocentrée d’aujourd’hui, d’où s’échappent aussi Le cimetière américain de Thierry Hesse ou Une ville de Denis Robert.

Comment Lukacs aurait-il jugé la vision du monde de l’ouvrage ? Un monde d’exploitants et d’exploités, étalé sur trois générations, traversé par un imaginaire de lutte... Bien sûr, en raison de la forme choisie, Filippetti évite le nivellement de la description reproché par le Hongrois à Zola : elle agit encore ; même en décrivant, elle reste épique. Un tour de force, en cette société fragmentée de l’après 1989 et du capitalisme néo-libéral triomphant, chape de plomb de tous les engagements. Pourtant le texte ne dit que la mort, la fin. Aucune question n’y porte un point d’interrogation. Aucune intrigue ne traverse la non-chronologie de ce récit d’enterrement. La prose travaille simplement la distance définitive entre idéal et réalité, la conscience malheureuse des héros des mines. Le texte trahirait-il un aveu désespéré ?

C’est que l’enjeu du roman n’est pas tant le combat communiste. Plutôt la reconnaissance de ceux qui l’ont fait, hier ; des ouvriers français, aujourd’hui. Et du retour d’Aurélie parmi les siens. Une manière de dépasser les événements personnels et collectifs qui hantent Filippetti. Quant au combat : le livre est nimbé d’espoir. Le constat de mort a été écrit pour un monde de vivants, où tout reste à faire – où l’auteure est engagée en politique.