mercredi 8 novembre 2006

"Carlo Giuliani, ragazzo" : retour sur le premier mort de la cause altermondialiste

Intervention orale donnée après la projection de
« Carlo Giuliani Ragazzo » (2002) de Francesca Comencini
Rencontres du cinéma italien de Grenoble – www.dolcecinema.com

Interprétation nécessaire d’une mort héroïque

Le documentaire de Francesca Comencini prend pour sujet un jeune homme qui ne peut plus parler. C’est essentiellement sa mère qui en parle ; d’autres proches aussi. Nous avons sous les yeux la reconstruction des actes de Carlo Giuliani. Une compréhension a posteriori de ses actes, une lecture à la lumière de ses traits de caractère. Pour mieux comprendre, les proches ont fait ce travail de mise en cohérence, et la réalisatrice nous le livre.

C’est cette histoire racontée qui nous intéresse. Car à Gênes, ce jour-là, le 20 juillet 2001, nous n’y étions pas (pour la plupart d’entre nous), et nous n’y serons jamais. Nous voilà donc face à un témoignage mis en forme. A des choix filmiques qui donnent une interprétation du monde.

Et c’est bien ce que nous attendons d’eux. Car qu’on le veuille ou non, Carlo Giuliani est le premier mort de la cause altermondialiste. C’est une mort symbolique, héroïque, tragique, marquante. Nous sommes donc face à un personnage. Quelle histoire lui donne Francesca Comencini ?

Comprendre et pacifier

Un passage frappe. Carlo Giuliani est arrêté et regarde ; il semble qu’il veuille comprendre. A la limite, peu importe si ça se passe réellement comme ça, combien de temps il reste arrêté. Prenons ce parti qui nous est présenté : l’histoire d’un individu qui essaie de comprendre. Qui s’arrête pour comprendre. Et qui va mourir, un peu plus tard. Nous sommes touchés par cette volonté de comprendre. Cette scène nous renvoie notre propre incompréhension.

Mais surtout cette scène, et le fait que la mère dise qu’elle représente le caractère de son fils, rend sensées toutes les actions de Carlo Giuliani. De la décision de participer à la manifestation, jusqu’à l’extincteur. Car la violence de Giuliani n’est pas une stratégie de départ : il n’appartient à aucun mouvement, ni violent, ni non violent. Il est décrit comme un individu qui avant tout réfléchit et fait des choix raisonnés. Même sa présence à la manifestation, fortuite, est présentée par la mère comme le résultat d’une suite de choix.

Carlo nous est aussi décrit comme quelqu’un qui surgit lorsque surgit le conflit, et qui a le don de s’y interposer, d’aider ses amis dans le besoin. Il se rend présent aux moments de trouble.

Une figure de résistant

Giuliani, activement, observe, et passivement, subit la charge à froid (comme le souligne la mère, aucune voie d’issue ne s’offre aux manifestants). Décision, nous dit le film : il se rebelle. Devient un « résistant », selon la mère. En s’engageant physiquement ; en se rendant physiquement vulnérable. En se saisissant de l’extincteur alors qu’il distingue le pistolet braqué sur lui et qu’il pense, peut-être « Metti giù quella pistola » (« Baisse cette arme »). La mère propose cette lecture : la décision du jeune homme serait un « Jetons-nous dans la bataille ».

Dès lors, les risques de l’engagement sont relativement assumés par la mère. Parce que Carlo est un résistant face à un ennemi qui peut blesser. Il n’y a plus de police garante de l’ordre public et des libertés civiles – il y a simplement un ennemi. Cette lecture des événements rend la mort moins absurde : les risques de l’engagement y sont acceptés en vertu de la notion de résistance. Qui, dans la culture italienne, a une longue histoire.

Mais la critique de l’agression physique de la part des policiers n’en est pas moins forte. La charge à froid ; la jeep qui part en quatre secondes du plan caméra après être passée deux fois sur le corps du jeune homme encore en vie ; l’abandon du mourant ; l’absence de réactions humaines de la part de la police.

La figure de Giuliani devient alors une figure citoyenne, celle d’un jeune homme engagé non pas dans une organisation ou un mouvement quelconque, mais dans sa vie entière et dans ses rencontres humaines. Cette lecture fait de lui une figure à part, extérieure à la situation. Il regarde, il analyse, il subit, il résiste, il en meurt. Ce désormais héros de la cause l’est d’autant plus qu’il ne représente aucune des stratégies qui étaient présentes à Gênes dans le cortège.

Des corps en jeu

La manifestation s’était donné pour but de faire un seul corps. Cette idée est intéressante. D’une part l’exposition du corps renvoie à l’idée de vulnérabilité. Il y a une équation : la vulnérabilité est un gage de sûreté dans un état de droit, on ne frappera pas le désarmé. Mais la peur s’immisce aussi dans cette stratégie : former « un seul » corps, uni, fort, donc rassurant de l’intérieur, peut générer un sentiment de menace à l’extérieur, en tout cas pour celui qui a peur – et c’était le cas pour la police, nous y reviendrons.

On voit bien sur les images (et dans d’autres documentaires comme par exemple Genoa senza risposta) comment les corps désarmés, ou armés seulement symboliquement, sont maltraités. Charge à froid, qui ne vise pas spécifiquement les black blocks ; bilan d’un mort et 500 blessés ; « excès de zèle » de la part des forces de l’ordre ; usage de balles réelles ; corps de Giuliani abandonné et maltraité. La dimension du corps ré-émerge tout à coup avec les blessés et l’événement d’une mort. Elle émerge au milieu d’un espace de « jeu » au sens large, précédemment dominé par la peur et la tension.

Car les corps dans un premier temps ne se confrontent pas mais se jaugent, de toutes les façons. Il y a bien sûr le face à face avant la charge : espace de jeu par excellence de la provocation. Mais il y a un espace de « jeu » bien plus large : celui qui inclut les représentations mentales de l’adversaire : celles que possède chaque manifestant, chaque policier, de par ses expériences, son appartenance à un groupe de référence, son exposition aux représentations véhiculées par les média. Dans cet espace de jeu, le corps n’est présent que de façon projectionnelle : c’est un champ de possibles. A Gênes, c’est la peur qui domine ce champ. Avant, pendant, et après.

La peur d'avant

En juin 2001, le Sommet de Göteborg avait été comme l’a titré un journal belge un « sommet de la castagne ». 539 interpellations, dont 96 inculpations et 61 expulsions ; 56 policiers blessés ; 3 manifestants touchés par balle dont l’un s’attardera entre la vie et la mort. Et pour la première fois l’usage de balles réelles face à l’anti-mondialisation. On sent la pression monter. Et rétrospectivement, on peut retracer une progression nette vers la mort par balle d’un manifestant.

En tout cas, à Gênes, l’Italie a peur. On lit dans La Libre Belgique du 19 juillet (veille du sommet) : « Les forces de l’ordre sont sur les dents […] Les incidents du sommet européen de Göteborg qui avaient semé la panique dans les rangs de la police suédoise hantent encore les esprits. » ; « La perspective d’affronter plus de 100 000 manifestants a rendu les autorités italiennes si nerveuses que certains s’attendaient même à voir le nouveau président du Conseil déplacer le sommet après son investiture, le 10 juin dernier. » ; « Obsédés par les événements de Göteborg, les Italiens ont même suspendu les accords de Schengen sur la libre circulation des personnes, une semaine avant la tenue du sommet. Près de 700 "indésirables" ont été refoulés aux frontières […] » ; « la grosse artillerie côtoiera l’argenterie ». Rappelons qu’à l’époque, les « alter » n’existent pas encore : on parle de militants « anti »-mondialisation, les « no global » en italien.

Cette peur est renforcée par des informations alarmistes provenant des services secrets italiens. Un attentat ajoute encore à la tension : le 16 juillet, une lettre piégée brûle profondément un carabinier à l’œil aux mains. Le ministre de l’Intérieur Claudio Scaiola estime que l’attentat « confirme la nécessité que le contrôle de l’ordre public soit très rigoureux et très ferme », alors que le porte-parole du Genoa Social Forum parle d’une « provocation » qui cherche à « les pousser dans la spirale de la violence » (La Libre Belgique, 16 juillet).

On fait aussi des gorges chaudes des menaces d’invasion de la « zone rouge ». L’ex-questore Colucci déclarera le 28 août devant la Commission parlementaire d’enquête : « Dites-moi si une telle intention peut être définie comme pacifique ; à ce moment-là il était déjà annoncé de façon assez claire que la contestation ne serait pas seulement verbale mais aussi physique. ». Mais, tout le monde en convient aujourd’hui, l’existence d’une « zone rouge » constituait elle-même une provocation.

La peur au présent

Sur place, les armures des tute bianche (littéralement les « joggings blancs ») renvoient aux policiers l’image de leurs uniformes. Leur mauvaise préparation, mise en évidence par Donatella della Porta et Herbert Reiter, ajoute à leur peur. Car ces policiers n’avaient pas eu d’expériences récentes de maintien de l’ordre public dans des manifestations à caractère politique. Les techniques qu’ils ont employées à Gênes étaient inspirées d’interventions d’un autre type : maîtrise des hooligans dans les stades et techniques anti-mafia. En outre, à Gênes, sur 6300 carabiniers, 1700 étaient auxiliaires (c’est-à-dire en service militaire), donc encore moins entraînés à quelque type d’intervention que ce soit.

Après, la peur, encore

L’onde de peur se prolonge au-delà du sommet et amène l’idée de créer un corps européen anti-émeutes. Les préparatifs du Sommet de Laeken de décembre se font dans la peur rétrospective de Gênes. Le 1er Forum social européen de Florence, en novembre 2001, est vécu par les militants comme un défi : faire la preuve de la possibilité d’une manifestation alter sans heurts. Entre-temps, il y aura aussi eu le 11 septembre.

Une violence, des violences

Pour mieux faire ressortir la singularité du personnage que le film donne à voir, il faut examiner la différence entre la violence chez Giuliani, chez les policiers, et dans les différentes fractions du mouvement altermondialiste. Car, si la peur domine dans l’espace de jeu entre police et manifestants, il faut aussi tenir compte des diverses stratégies qui mettent, au départ et de façon consentie, plus ou moins de violence dans l’espace physique de la rencontre.

La stratégie violente est basée sur l’intimidation et l’enfreinte des lois (destruction d’objets publics ou privés) ; c’est celle des black blocs. La stratégie désobéissante est non violente mais provocatrice – donc symboliquement violente et potentiellement créatrice de violence : c’est celle des tute bianche. La stratégie carnavalesque et/ou pacifique enfin : tout aussi symbolique, elle n’enfreint pourtant pas d’interdits.

Giuliani lui, n’avait pas de groupe de référence, et apparemment pas de stratégie de manifestation. Ce n’est pas un personnage grégaire, mais au contraire un individu autonome, résistant réfléchi, et seul. Il fait partie de ces consciences que décrit Alessandro Baricco dans Next : « Que ce soit au Vietnam ou dans la globalisation, ça ne change pas grand-chose au final : il y a toujours une tranche d’humanité qui n’est pas d’accord, qui se révolte contre l’inertie avec laquelle la majorité adopte les slogans que quelqu’un a inventé pour elle. Ce sont les rebelles. […] ils sont notre garantie contre tous les fascismes. »

Questions, naïves mais nécessaires, en suspens

N’est-il pas temps de construire une définition de l’ordre public qui permette une gestion de ces événements ? Qui donne des clefs pour gérer et réagir à des événements comme l’« invasion » d’une zone rouge par un ballon, de la musique ou des fleurs – provocations qui « cherchent la limite » ? Ces actions symboliques entendent créer un espace de jeu totalement impensé par la police. Impensé qui conduit au pire. Pour le maintien de l’ordre public, n’est-il possible d’enseigner, dans la police ou l’armée, à « penser » l’entre-deux de la rencontre, avant l’affrontement ?