lundi 28 février 2011

Vive le théâtre pauvre (surtout dans la tête)

Une troupe amateur monte en ce moment à Paris "Jacques et son maître", un "Hommage à Diderot en trois actes", ainsi que le décrit son auteur, Milan Kundera. Ce dernier se plaît à souligner dans une note qu'il préfère voir son texte joué par des amateurs ou des compagnies désargentées, la richesse au théâtre faisant souvent beaucoup de dégâts, menant les metteurs en scène dans des fioritures et complications ésotériques, dénaturant parfois l'oeuvre.

Le spectacle des Fatalistes que j'ai vu ce soir illustre parfaitement ce propos : la troupe autoproduit totalement son spectacle et, comme on dit, "elle ne roule pas sur l'or". Cependant, avec peu de moyens, ses comédiens nous emmènent dans leur univers sans nous en faire décrocher. Malgré la pauvreté des décors, des costumes, des accessoires, malgré la petitesse de la scène qui dessert forcément la mise en place, malgré tout, nous les suivons, nous rions, nous sommes transportés ailleurs.

Dans "Jacques et son maître", Kundera se fait le chantre du libertinage du XVIIIe siècle et du roman de Diderot, "Jacques le fataliste", qu'il considère comme l'un des plus importants de l'histoire de la littérature, dans le sillage de Tristram Shandy. A l'époque où Kundera écrit cette "variation" (la pièce n'est pas une adaptation, il le souligne longuement), les chars russes viennent d'envahir sa patrie, la Tchécoslovaquie. Il lui semble alors voir sombrer l'Occident dans une "nuit russe" mystérieuse et violente. Cette pièce est donc le geste désespéré d'un écrivain (désormais interdit de publication) tendant la main vers un autre écrivain, à deux siècles de lui, et qui représente à ses yeux l'esprit qui est en train de périr ; Kundera serre dans ses bras Diderot pour trouver un peu de réconfort.

Pour servir cet hommage, il fallait de la légèreté et de la truculente ; oser le libertinage total sur scène. Clément Le Touzé et Philippe Mignard, acteurs de théâtre amateur dont c'est la première expérience de mise en scène, ont relevé le pari, osant lorsqu'il le fallait, et sachant doser cette audace (parfois un peu trop raisonnablement dans l'acte II). S'il subsiste dans la mise en scène actuelle l'une ou l'autre scène moins travaillée, renseignements pris, c'est plus par manque de temps que d'idées : tous les Fatalistes ont une activité professionnelle classique. On peut cependant sans conteste parler, pour une première expérience, de réussite et de justesse : parce que, tout simplement, "on veut savoir la suite" - et c'est bien ce chemin tortueux "vers la suite de l'histoire" qui est le propos de la pièce, truffée de narrateurs interrompus, d'impertinents coupeurs de parole et d'histoires savamment enchâssées pour notre plus grand plaisir. Une structure qui est tout sauf évidente à mettre en place ; un texte risqué, mais servi avec clairvoyance et humour.

L'honnêteté est souvent au rendez-vous quand on travaille avec peu de moyens, parce qu'il faut alors trouver ses outils dans son coeur et dans sa caboche. Conserver cette honnêteté lorsqu'on dispose d'importants moyens constitue certainement un défi d'ampleur. En tout cas, il est bon de se voir rappelé à l'essentiel en rencontrant ceux qui se donnent du mal pour se faire (et nous faire) du bien en faisant du théâtre. Continuer à penser en pauvres tout en faisant croître leur trésor de guerre : c'est tout le mal qu'on souhaite à ces sympathiques Fatalistes.