dimanche 16 novembre 2008

"Bus de nuit". Du livre au film, un polar à lire ou à voir

Rencontre avec Giampieri Rigosi à la Bibliothèque de Grenoble,
après la projection de Notturno bus (2007)
Rencontres du cinéma italien de Grenoble (http://www.dolcecinema.com/)

Giampiero Rigosi a appris à lire dans les bandes dessinées que son père lui lisait, pour pouvoir connaître la suite de l’histoire quand celui-ci devait aller travailler. Enfant, il lisait Edgar Allan Poe et faisait beaucoup de cauchemars. Sa mère, un peu anxieuse, ne voulait pas qu’il joue dans la cour, parce qu’il n’y avait pas de fenêtre pour l’y surveiller ; alors, dans la maison, il inventait des histoires. Elles étaient si belles que la maîtresse les lui envoyait lire dans les autres classes. Il a pensé que s’il pouvait sauter des heures de cours en écrivant, il pourrait peut-être aussi gagner sa vie de cette façon. Aujourd’hui auteur de romans noirs et scénariste pour la télévision et le cinéma, Giampiero Rigosi est venu rencontrer le public grenoblois à l’occasion de la projection du film Notturno bus, qu’il a lui-même adapté du roman homonyme publié en 2000. C’est l’histoire d’un chauffeur de bus qui rencontre une voleuse tombée par hasard au milieu d’une histoire d’agents secrets pas tendres… Le personnel de la bibliothèque municipale et le public ont soumis leur invité à un feu nourri de questions.

- Dans le film, on remarque beaucoup de changements par rapport au livre. En particulier la fin, qui est très différente. Pourquoi ces changements ?
- La production a voulu privilégier l’élément comique. Le roman avait trois composantes : noir-thriller, mélancolie, et ironie-grotesque. Les autres aspects n’ont pas disparu, mais il fallait rééquilibrer la proportion. Cette demande se basait sur la conviction, dont je ne sais si elle reflète ou non la réalité, que le public italien cherche une version plus ironique, et plus amusante, du noir. Personnellement, j’aurais préféré garder la fin du livre. Mais le producteur a beaucoup poussé pour obtenir cette fin, qui est presque à l’opposé de celle du livre. En réalité, il y a eu 21 versions du scénario lors de l’adaptation. Et c’était déjà le troisième producteur qui voulait adapter l’histoire au cinéma. Il y a donc eu beaucoup de possibilités. Ainsi, l’une des versions précédentes donnait un film complètement noir, à la Melville, dans la tradition française. Mais j’ajoute, pour défendre un peu le producteur avec qui je me suis beaucoup disputé, que l’Italie n’a pas une grande tradition de noir sombre et existentialiste. Alors que, au contraire, elle a connu des succès comme "I soliti ignoti", qui fonctionnent avec cette clef italienne dédramatisante. J’ai donc travaillé dans cette direction, tout en restant très incertain quant au résultat. Mais lors de la première, quand j’ai vu que le public riait, et qu’à d’autres moments il avait le souffle coupé, j’ai compris que ça fonctionnait.

- Le rythme du livre est très nerveux, mais on ne le retrouve pas forcément dans le film ; est-ce un choix délibéré ? N’y a-t-il pas une perte ?
- Oui, sans doute. C’est peut-être dû, en partie, au choix de rendre le film plus comique. C’est aussi dû à quelque chose qui échappe au scénariste : le choix d’une réalisation plus ou moins syncopée. Je ressens en effet une forte différence de rythme dans certaines scènes.

- Comment s’est déroulée votre collaboration avec le réalisateur ?
- Très bien. En fait, quand le producteur a demandé que le film soit plus comique, le réalisateur n’était pas trop d’accord non plus. Pour éviter qu’on ne se coalise trop lui et moi, le producteur m’a adjoint un autre scénariste [Fabio Bonifacci], qui d’ailleurs est un ami, et qui fait plutôt des scénarios comiques.

- Vous êtes à a fois romancier et scénariste. En écrivant votre roman, avez-vous pensé à l’adapter au cinéma ?
- Non. En réalité, un premier producteur avait mis une option sur le roman déjà avant que je le finisse, mais j’ai tout fait pour terminer le livre sans penser à cela. D’ailleurs, c’était relativement facile de ne pas y penser, parce que ce producteur ne me faisait pas travailler sur le scénario.

- Pourquoi le roman policier ?
- En fait moi je raconte des histoires, je ne pense pas trop à quel type d’histoire je raconte. Le premier roman que j’ai écrit, "Dove finisce il sentiero" ("Où finit le sentier") met en scène deux amis qui ont des ennuis ; c’est l’histoire de leur fuite et de leur fidélité réciproque. Quand la maison d’édition Teoria m’a appelé, ils m’ont dit que c’était un noir. Et voilà, j’étais devenu un écrivain de romans noirs !

- Vos scénarios, c’est du noir aussi ?
- Pour la télévision italienne, j’ai surtout écrit des histoires policières. Mais pas pour le cinéma : j’ai travaillé avec Roberto Faenza sur "Prendimi l’anima", qui raconte le rapport sentimental de Sabina Spielrein et du psychanalyste Gustav Jung. Mais j’ai toujours beaucoup aimé le genre policier et le noir. Une de mes premières lectures a été Edgar Allan Poe. Ca me faisait peur, mais me fascinait en même temps. Et puis surtout, quand je suis devenu auteur de romans noirs, je me suis dit : ça y est, je peux fumer, boire et me soûler, parce que maintenant je suis vraiment dans le personnage ! (rires)

- Tous les personnages de Notturno bus sont un peu perdus : Francesco qui est très attachant, Leila qui ne sait pas où elle va… Est-ce que vous les avez pensés comme des anti-héros ?
- Oui. Je n’arrive pas à raconter des personnages qui n’ont pas de traits humains. Même un agent secret, un policier, un tueur, a des problèmes personnels ou de santé, ou des problèmes sentimentaux… Et donc, ce sont tous des antihéros ; pas seulement Francesco et Leila.

- Il y a une série de scènes autour de la cuisine avec les deux agents secrets. On retrouve souvent cette présence de la cuisine dans le roman policier italien…
- Je pense que pour les peuples de la Méditerranée, il y a un lien très fort entre la cuisine et les histoires. Par ailleurs, j’ai "donné" ma passion de la cuisine à Garofano parce que c’est le personnage dont je me sentais le plus éloigné, avec son caractère violent et colérique. Je l’ai rapproché un peu de moi, pour éviter trop d’antipathie.

- Votre ville natale, Bologne, est un autre personnage du livre : on navigue sans cesse dans Bologne avec le bus de Francesco. C’était important d’y situer le roman ?
- Bien sûr. Malheureusement, le film a été tourné à Rome pour des raisons économiques : amener à Bologne toute l’équipe romaine aurait augmenté de 10% le budget du film. Mais Bologne dans le roman était pour moi très importante, pour une série de motifs. C’est une ville au croisement du Nord et du Sud, une ville universitaire, pas énorme – un peu comme Grenoble – mais énormément de gens y passent, pour les foires commerciales par exemple. Et à la fin des années 70, les terroristes s’y cachaient souvent, parce qu’on ne sait pas très bien qui y habite : beaucoup d’appartements sont loués au noir pour éviter les taxes. De ce point de vue, le roman est plus connoté que le film. Aussi au niveau du moment d’ailleurs, puisque le roman se passe au printemps 93, au moment du scandale des pots de vin ; à cette époque-là, tout le monde était prêt à vendre ses informations pour sauver sa peau. Je dois dire aussi qu’à la période où j’ai écrit ce livre, je gagnais ma vie comme conducteur d’autobus à Bologne. D’ailleurs, en écrivant, j’ai travaillé sur le plan et les horaires : je savais précisément où se trouvait chacun des personnages à chaque moment de l’histoire !

- Est-ce que le fait d’être chauffeur de bus vous a donné l’idée de certains personnages ? Comme par exemple le travesti haut en couleurs ?
- Oui, il existe ! Il existait... Mais il ne m’a jamais fait les choses qu’il fait dans le livre… Je n’ai jamais accepté ! (rires) Il y a beaucoup d’amis, d’ex-collègues conducteurs, qui sont tristes du fait que ce personnage ait disparu dans l’adaptation.

- La difficulté est peut-être au début du livre : on a un peu de mal à rentrer dans l’histoire, parce qu’il y a beaucoup de personnages. Mais en réalité, on les retrouve tous dans un final surprenant et intéressant. Ca fait un peu penser à "Arnaques, crimes et botanique", "Snatch", ou "Usual suspects", bref des films où il y a une arnaque à la fin.
- Oui, le jeu que j’ai fait avec les personnages tient aussi au thème souterrain du roman : l’action du hasard et des coïncidences sur nos vies, dont on ne peut jamais dire comment elles influencent notre destin. Je savais que c’était difficile de commencer un roman en sautant d’un personnage à l’autre, alors même qu’il y en a beaucoup. Et sans expliquer pourquoi ils sont là, pourquoi ils font ce qu’ils font, et ce qu’ils veulent. Quand j’ai proposé le roman à la maison d’édition, je leur ai dit : "Lisez au moins trente pages." Et après trente pages, ça fonctionne ! Ca a aussi posé problème au moment de l’adaptation, parce que les producteurs pensent que le public est très bête, et que si on ne lui explique pas tout, il ne comprend rien. Par exemple, la scène initiale du film, qui est une sorte de préambule explicatif, j’aurais voulu pouvoir ne pas l’écrire. Tout y est expliqué avec des mots, du dialogue. On aurait très bien pu comprendre les choses avec simplement le développement de l’intrigue, en montrant des gestes qui rendent curieux : quelqu’un qui entre dans l’aéroport, prend une clef, etc. Mais le producteur trouvait qu’on ne comprenait rien. En fait j’avais même écrit une version où personne ne parlait pendant les dix premières minutes. Cela semble révolutionnaire ; pourtant le cinéma naît comme cinéma muet, c’est un récit en images. Mais avec le temps, certains se sont forgé cette idée que le cinéma est toujours parlé. Les producteurs par exemple soutiennent que la télévision s’écoute et ne se regarde pas. Si je veux introduire un "silence significatif" dans une conversation, le producteur refuse. Il dit que les gens qui écoutent la télé sans la regarder penseront que la chaîne a sauté...

- Dans le roman, le personnage de Matera est très secret ; dans le film, on découvre un autre pan de sa vie.
- Oui. C’est le problème des personnages solitaires au cinéma : c’est difficile de faire comprendre ce qu’ils ont à l’intérieur, ce qu’ils pensent. Pour cela, c’était bien de développer la nostalgie que Matera éprouve, dans le roman, pour une femme du passé. Et aussi de lui donner une possibilité dans le futur, ce qui rend encore plus douloureuse l’interruption de cette possibilité.

- Combien de temps avez-vous mis à écrire le roman ?
- Je suis lent pour les romans. Trois ans pour Notturno bus et plus de sept ans pour L’ora dell’incontro, mon dernier roman sorti l’an dernier. Evidemment, je ne fais pas que ça, sinon je serais déjà mort de faim. J’écris des scénarios la majeure partie du temps. Mais même si j’étais riche, et si je pouvais n’écrire que des romans, cela me prendrait beaucoup de temps. Parce que pour un roman de 300 pages, j’en écris 1500 : les biographies des personnages, leurs monologues intérieurs, etc. Avant de me mettre à écrire, j’ai besoin de porter ces personnages avec moi pendant un long moment. Alors que Notturno bus était très complexe du point de vue de la structure, mais assez facile au niveau des personnages, L’ora dell’incontro était très complexe au niveau des personnages.

- Que faites-vous en ce moment ?
- J’ai un roman en chantier, et j’écris avec mon ami Carlo Lucarelli, écrivain et scénariste italien, la série télévisée "L’ispettore Coliandro". C’est un policier raciste, violent, gaffeur, stupide, mais qui au fond est relativement bon – ou en tout cas, meilleur que ce qu’il pense être. La RAI était un peu sceptique au départ, elle avait un peu peur du personnage, mais comme les 4 premiers épisodes ont bien marché, on écrit la suite.

- Le mot de la fin ?
- Je pensais que la vie de l’écrivain c’était de rester assis à écrire à côté de la cheminée, bien tranquille… mais je suis ici, à Grenoble ! On voyage plus que je ne l'aurais pensé.

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