dimanche 30 novembre 2008

La trentenaire qui explorait le passé (du cinéma) italien

Rencontre avec Giovanna Taviani
après la projection de "I nostri trent’anni" (2004)
Cinéma Le Club - Rencontres du cinéma italien de Grenoble (www.dolcecinema.com)

« Notre pays traverse une crise profonde. Mais l’Italie est aussi le pays qui a donné au cinéma Rosselini, De Sica, Visconti, les frères Taviani, Bellocchio, Bertolucci, jusqu’aux jeunes documentaristes italiens, et aux jeunes écrivains comme Roberto Saviano. Ce grand cinéma, et cette grande littérature, nous aident à résister dans les périodes difficiles que nous traversons. » Ce sont les premiers mots de Giovanna Taviani pour présenter son documentaire, hommage au cinéma italien et réflexion sur les générations italiennes qui se sont succédé. Les organisateurs et les spectateurs n’ont pas manqué de l’interroger à propos de ce film particulier, qui mêle interviews, images d’archives et extraits de chefs-d’œuvre du cinéma.

- Quel est l’origine de ce projet ?
- Ce documentaire, j’ai commencé à y penser quand j’ai eu trente ans. C’est un âge très particulier dans l’histoire d’une personne : l’âge de raison. Jean-Paul Sartre parle de la "ligne d’ombre" des trente ans ; Conrad dit que c’est l’âge des "passions tristes". Aujourd’hui, pour les sociologues français, c’est l’âge du "précariat". Moi, j’ai voulu comprendre ce qu’a pu signifier "avoir trente ans" avant moi, avant nous. Et j’ai reconstruit une généalogie des trentenaires italiens, en interrogeant quatre générations de réalisateurs. Ils m’ont raconté ce qu’a signifié, pour eux, à trente ans, d’avoir une caméra à la main et de faire le portrait des trentenaires de leur époque.

- Ce n’est donc pas vraiment une anthologie du cinéma italien ?
- Non, revenir en arrière pour faire une anthologie du cinéma, ça ne m’intéressait pas. Mais j’ai voulu utiliser la mémoire pour essayer de donner une réponse à notre présent. C’est seulement en sachant "comment nous étions" que nous pouvons découvrir "comment nous sommes" et "comment nous serons".

- La figure du jeune est importante de ce point de vue ?
- Dans le grand cinéma italien, la figure du "jeune" a toujours été liée à la société. Etre jeune signifiait avoir un projet collectif de changement. Et puis à un certain moment il y a ce trou noir : les années 70, les années de plomb, le terrorisme. A ce moment-là, le rapport entre les jeunes et la société s’interrompt ; le rapport entre pères et fils est brisé. Tout cela est représenté parfaitement par la génération de Nanni Moretti. Il passe du "nous" au "moi". Il le dit clairement : ça ne l’intéressait pas de parler du monde : "je voulais parler de moi". Ce passage de la collectivité à l’individu est un changement fondamental. Et pour ce moment crucial, dans le documentaire, j’ai choisi l’image de l’écran vide. Mais aujourd’hui, je pense qu’il y a une renaissance ; la distance critique semble être revenue chez les jeunes.

- Comment s’est déroulée l’approche de tous ces réalisateurs ?
- J’ai écrit à chacun une lettre très intense, où je présentais le projet, je donnais le scénario, j’expliquais pourquoi ils devaient absolument accepter. Et ça a été une expérience mystique de rencontrer ces pères et grands-pères du cinéma italien dans leurs lieux de vie quotidiens. J’ai été touchée par le fait que leur façon de vivre, de parler aussi, étaient celle qu’on trouvait chez leurs personnages. Par exemple, Dino Risi a toujours vécu dans une chambre d’hôtel. Il m’a dit : "Nous sommes de passage ici, je ne peux rien construire." Et Bruno, le personnage interprété par Gassman dans Il Sorpasso, dit la même chose. Bellocchio, lui, m’a reçu dans son ancien studio marxiste, très rigoureux. Quant à Monicelli, il est marié, mais il vit seul ; il a un studio à Monti, parce qu’il veut vivre aussi en célibataire.

- Et l’interview des frères Taviani, qui sont votre père et votre oncle ?
- Evidemment, ça a été l’interview la plus difficile. Vous comprenez bien pourquoi. C’était embarrassant de me retrouver de l’autre côté de la caméra. Mais paradoxalement, je pense que ce voyage a été comme un exorcisme. Bellocchio dit qu’on peut se libérer des pères aussi sans devoir les tuer. Ce film m’a permis de me libérer des pères. En tout cas, je l’espère.

- Avez-vous pu interviewer tous les réalisateurs que vous souhaitiez ?
- Disons qu’il a été beaucoup plus facile d’obtenir la collaboration des “pères” du cinéma, que celle des “frères”, c’est-à-dire des plus jeunes. Evidemment, on a moins peur de se remettre en question quand on est plus âgé. Le grand absent à la table où j’interviewe collectivement les plus jeunes, c’est Carrone. Aujourd’hui, les jeunes réalisateurs italiens font des cinémas très différents. Mais ce qui les rapproche, c’est la même exigence de sortir du climat nihiliste et du désenchantement critique des années 90, pour réorganiser un point de vue commun sur le monde. D’autres absents sont Scola, Rosi, Pontecorvo aussi. J’ai dû choisir ; j’avais déjà beaucoup de matériau, et je voulais travailler sur des films qui avaient représenté un bouleversement générationnel du point de vue des 30 ans. C’était un critère thématique.

- Vous êtes une femme. Dans votre film, où sont les femmes?
- Dans le cinéma italien, j’ai des pères, mais pas de mères (rires). Quand j’ai fait le film, en 2004, je n’ai pas trouvé de modèles féminins dans le cinéma italien. Mais aujourd’hui je partage avec de jeunes réalisatrices, surtout des documentaristes, une sorte de plateforme commune. Par exemple avec Esmeralda Calabria, Alina Marazzi, Francesca Comencini... Avec le temps, les femmes y arriveront aussi.

- Combien de temps a-t-il fallu pour faire le film et pour le monter ?
- On a tourné le documentaire en dix jours à Rome. La phase la plus longue et difficile a été le montage, parce qu’il y avait quatre plans. D’abord le passé : le répertoire historique, les images d’archives du mouvement ouvrier. C’était fondamental pour moi d’insérer mon voyage personnel dans un voyage collectif et historique. Ensuite il y avait les images des films. Ca faisait beaucoup de matériau. Puis, les interviews : chaque cinéaste m’a parlé pendant une heure et demie, mais nous avons monté seulement trois minutes pour chacun. Il a fallu choisir, en se concentrant sur le thème des trente ans. Et enfin, il y avait mon voyage. Le voyage, un peu psychanalytique, d’une jeune trentenaire, qui décide de retourner dans le passé. En tout cas le monteur, Cristiano Travoglioli (qui a monté "Il Divo") a fait un travail fantastique.

- Aujourd’hui, on travaille de plus en plus avec les images d’archives, comme si c’était un langage en soi…
- Oui, ce travail de montage est une voie qui m’intéresse beaucoup. Francesca Comencini a fait ce travail avec In fabbrica, et Alina Marazzi avec Vogliamo anche le rose. Il y a en ce moment en Italie une exigence de raconter notre pays. Le film de fiction n’y parvient plus, mais paradoxalement, le documentaire, lui, peut le faire. Evidemment, le documentaire italien naît un peu sous le signe de Zavattini, avec cette volonté de coller vraiment à la réalité. Mais je crois qu’il y a aussi une souffrance dans le domaine de la fiction. Parce que les reality show télévisés italiens, qu’est-ce que c’est ? La réalité, ou la fiction ? On a un peu l’impression que la vérité s’est éloignée. D’ailleurs, le nouveau cinéma italien de fiction va vers l’hybridation, l’insertion d’éléments documentaires. Gomorra, par exemple, utilise des acteurs non professionnels ; l’approche est très documentaire, alors que c’est un film de fiction (et on retrouve cette hybridation dans l’écriture de Saviano). Au contraire, le documentaire va vers la narration.

- A ce propos, le film semble structuré en cinq parties, est-ce que cette structure préexistait au documentaire ?
- J’avais en effet écrit un scénario assez schématique, une sorte de document de travail. Je crois qu’on peut faire du documentaire aussi en racontant une histoire structurée. Mais évidemment, au montage, tout est remis à plat.

- La musique du film accompagne très bien les images. Avec qui avez-vous travaillé ?
- C’est mon frère jumeau Giuliano qui s’est occupé de la musique. Il est très doué. Je pense aussi que la musique est un élément fondamental de ce voyage. Cela dit, peut-être qu’elle est un peu trop mélancolique à la fin du film. Mais c’est de toute façon un voyage plein de nostalgie.

- Vous qui êtes la fille d’un des frères Taviani, comment en êtes-vous venue au cinéma ?
- Oui, en effet, mon père, c’est celui qui a le chapeau sur les images. Mais je viens de la littérature, de l’université, parce que pour mon père, le cinéma, c’était le diable. Il disait toujours : "Vous ne devez pas faire du cinéma ! Actrice ? Non ! Réalisatrice ? Tu n’y penses pas !" J’aurais dû être médecin, ingénieur... Moi j’aime la littérature, et j’ai étudié à l’université. Mais ce cinéma, évidemment, ça me travaillait ; c’est dans mon ADN ! J’ai commencé avec ce documentaire, qui a été financé par Il Palumbo, une maison d’édition de manuels scolaires, en tant que projet "cinéma et histoire". Et puis ce film a fait son chemin, a parcouru les festivals, et finalement j’ai dit à mon père : "Ecoute, je pense que je vais faire de la réalisation".

- Votre père vous a-t-il donné des conseils ?
- C’est vrai qu’il avait toujours dit "non" pour le cinéma, mais quand je lui ai montré le sujet du documentaire, il m’a dit que c’était vraiment bien, et il a commencé à collaborer. Un peu trop même ! Pour la scène où il évoque la période charnière qui va de 1968 à 1977 (des années de la contestation aux années du terrorisme), j’avais un scénario en tête, construit sur deux rues. Je voulais que mon père parle de 68 en marchant dans la Via delle Botteghe oscure, qui représente la contestation, pendant que je le précédais avec la caméra. Et puis, au moment où il aurait dit « Mais il y avait une autre option, terrible, etc. », j’aurais abandonné mon père avec la caméra, pour aller sur Via Caetani, qui représente, elle, le terrorisme. Mais mon père a refusé ; il trouvait que c’était mieux si, tout en parlant de 1968, il regardait la Via Caetani. J’ai argumenté : "Papa, c’est mon voyage…" Rien à faire, il a tourné la scène comme il voulait… et moi, au montage, j’ai coupé. (rires)

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