Et puis je reste interdite, en tant que Bruxelloise, sur l'évolution de la Belgique. Les vrais orphelins du pays, ce sont ceux qui sont nés dans les dix-sept communes de la capitale. Ceux pour qui le bilinguisme est malgré tout une certaine culture. Ceux pour qui Bruxelles est le coeur d'une Belgique mixte. Mais nous sommes peu nombreux... Par la passé, j'avais toujours cru que seuls les politiques prenaient avantage de ces crises chroniques pour maintenir leurs carrières, au détriment le plus évident de la bonne entente dans le pays. Aujourd'hui, je ne sais plus. Il me semble que la lassitude pacifiste n'ait survécu qu'à Bruxelles, laissant place au Nord comme au Sud à des positions plus cassantes, empreintes d'indifférence, de fierté ou d'agressivité. Je ne peux que dire l'infinie tristesse que je ressens, en tant que Bruxelloise, à voir la réalité qui fondait mon identité se déliter. Que deviendra ma ville? Nous sentons le sol se dérober sous nos pieds.
La "bruxellité" existe-t-elle, d'ailleurs, encore? Ou n'était-elle qu'un sous-produit de la Belgique destiné à être englouti dans son naufrage? Depuis que je suis ici, dans les rues, je n'entends pas beaucoup de français ni de flamand, mais de l'anglais, du polonais, du russe, du portugais, de l'espagnol, de l'italien. Bruxelles, non-lieu? Lieu en devenir? A tous les coins de rue, des travaux de la voie publique renvoient étrangement à ce chantier institutionnel et identitaire qui nous caractérise.
Et pourtant, être né, avoir grandi, avoir étudié à Bruxelles, cela avait, cela a eu un sens particulier. Mais les temps semblent changer ; le temps "où Bruxelles bruxellait" était peut-être seulement celui du "Grand Jacques", de la "Belgique de Papa" ; et je découvre à retardement combien mon éducation avait des racines dans la fin du siècle d'avant guerre, celui de l'hégémonie francophone où sont nés mes grands-parents - des Flamands déménageant à Bruxelles (et se francisant ainsi) du côté de ma mère, des Wallons du côté de mon père. L'histoire, la politique, se vit à l'échelle la plus individuelle, et mon histoire personnelle reflète profondément notre histoire institutionnelle. Je suis un pur produit de cet Etat bizarre, et mon départ il y a bientôt dix ans de Belgique semble, rétrospectivement, refléter avec ironie le moment où s'est renforcé l'inconfort national qui prend aujourd'hui toujours plus d'ampleur. Car au fond, être là-bas, ou être ailleurs, cela ne changeait, cela ne change pas grand-chose aux doutes qui assombrissent notre fragile sentiment d'identité.
Je voudrais arrêter ce gâchis, et qu'on puisse dompter les peurs réciproques ; qu'il en soit encore temps. A l'heure de l'"Union européenne" (qu'on pense à ce terme!), quel sens a cette énergie consacrée à une déchirure qui fait suite, si longtemps après, au Congrès de Vienne?! Ne pourrait-on sauter l'épreuve de la révolution romantique? Les francophones n'ont-ils pas les moyens de réparer symboliquement le mépris dans lequel ont été tenues - certes - la langue et la culture flamande, durant les premiers temps de ce pays né en 1830? Faudra-t-il en passer par une scission, peut-être par des affrontements physiques? Car je n'imagine pas que le pays puisse éclater institutionnellement sans que les citoyens ne réagissent - au moins les Bruxellois. Je n'imagine pas, moi-même, laisser cela arriver sans investir la rue ; je ne laisserai pas Bruxelles aux mains du premier venu.
Est-ce pour commettre cet infâme gâchis que nous élisons nos dirigeants? Est-ce vraiment "ce que veut le peuple"? L'impasse où nous prenons plaisir à nous embourber doit avoir l'air bien étrange vue du dehors ; du dedans pourtant, tout est clair, et les charges symboliques en jeu sont explosives. L'espoir fait vivre ; l'espoir, c'est que l'on trouve le moyen de guérir la blessure flamande, qui s'est aujourd'hui transformée en extrémisme. Mais, comme on dit en bruxellois : "Ja, en dà geluufd a?!"*
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*"Et tu vas croire ça?"
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